Comment lever les barrières au financement des organisations agro-alimentaires dans les pays du Sud

Biotan

Dans les pays du Sud, le financement des activités agricoles représente un défi majeur, souvent sous-estimé.

Par Johan Thuard, chargé de partenariats Afrique de l’Ouest

Dans les pays du Sud, le financement des activités agricoles représente un défi majeur, souvent sous-estimé. Selon ISF Advisors, seulement 34% des 160 milliards de dollars nécessaires chaque année pour soutenir les 220 000 petites et moyennes entreprises agricoles en Asie du Sud-Est et en Afrique sub-saharienne, sont couverts par des financements formels [1]. Ce manque de financement crée un déficit annuel de 106 milliards de dollars, avec des conséquences graves sur le dynamisme du secteur. Notamment sa capacité à relever les défis de sécurité alimentaire, de création d’emplois et de baisse de vulnérabilité pour les 1,3 milliards de personnes qui dépendent de l’agriculture dans ces régions [2].

Ce déficit est colossal ; pour mieux en comprendre l’ampleur, il équivaut presque aux 113 milliards de dollars alloués aux énergies fossiles par les principales banques de l’Union européenne en 2023 [3]. Cette situation critique ne pourra pas être résolue par le seul marché.

Mais qu’est ce qui explique un tel déficit ? A la SIDI, à travers notre expérience d’investisseur solidaire actif depuis plus de 40 ans, nous cherchons à éclaircir cette question. Pour contexte, la SIDI finance des coopératives et des PME agro-alimentaires dans les pays du sud. Ces organisations travaillent avec des petits producteurs en soutien d’une agriculture familiale, tant en amont — en facilitant leur production et leur transition vers une agriculture durable — qu’en aval – en développant des débouchés à travers la transformation et la commercialisation des productions agricoles.

Nous identifions trois barrières majeures qui entravent la mobilisation de financement par les organisations agricoles : des problèmes d’identification, de préparation, et un déséquilibre entre le risque et la rentabilité des transactions. Les barrières touchent particulièrement les organisations de plus petite taille, ou celles qui sont moins matures. Ces organisations se retrouvent dans le « missing middle », , tout en étant pas non plus adaptées aux exigences de financeurs formels (banques commerciales, financeurs internationaux, bailleurs, etc.).

Cet article se penche sur ces trois barrières, en se concentrant spécifiquement sur le financement en dette, et propose des solutions pour les surmonter.

Mieux s’identifier entre organisations agro-alimentaires et financeurs

Pour les organisations agro-alimentaires, notamment celles peu expérimentées dans la mobilisation de fonds, il peut être difficile de déterminer quels financeurs solliciter tant l’écosystème est fragmenté. Chaque financeur a ses propres priorités stratégiques, critères d’investissements, zones d’opérations, qui peuvent être très spécifiques et peu lisibles à l’externe.

De même, pour les internationaux, identifier de nouvelles opportunités non encore financées par d’autres acteurs peut s’avérer complexe, surtout lorsqu’il s’agit d’organisations qui ne sont pas membres de réseaux d’entrepreneuriat ou qui opèrent dans des zones reculées.

Trouver de nouvelles opportunités de financement nécessite une connaissance approfondie du tissu économique local. Cela représente un défi pour les chargés d’investissement car les zones à couvrir sont vastes. Pour illustrer, à la SIDI chaque chargé d’investissement s’occupe de trois à quatre pays ; approfondir la connaissance des acteurs locaux se fait donc graduellement, dans la durée.

Pour enrichir notre compréhension du terrain, nous collaborons régulièrement avec des organisations alliées, qu’elles soient locales ou non. Par exemple, la SIDI investit dans des fonds locaux de I&P, tel que SINERGI au Burkina Faso, qui se concentrent principalement sur les filières agricoles. Nous avons également établi un partenariat avec la coopérative Ethiquable pour financer et appuyer certaines de leurs coopératives fournisseuses, et entretenons des liens étroits avec des organisations spécialisées dans les chaines de valeur agricoles, comme Nitidæ. En parallèle, nous renforçons notre présence locale avec l’ouverture de deux bureaux à Lomé et Kampala, depuis lesquels nous conduisons une grande partie de notre activité en Afrique subsaharienne.

Le défi de la préparation à la mobilisation de fonds

La mobilisation de fonds est un processus complexe qui demande des ressources et des compétences spécifiques. Parfois, un écart existe entre les prérequis que peuvent avoir des financeurs pour valider une transaction et la capacité d’organisations locales à y répondre. Cet écart devient particulièrement problématique lorsqu’il touche aux fondamentaux – opérations, impact sociaux et environnementaux (en particulier pour les financeurs à impact), finances,  équipe, marché, ou encore fiabilité des données.

Il est fréquent que les coopératives et PME en développement ne soient pas équipées pour répondre à ces attentes. Cela est particulièrement vrai pour les organisations ayant une croissance organique et qui manquent d’une équipe de gestion étoffée. On remarque aussi que ces organisations peuvent avoir du mal à identifier elles-mêmes leurs points d’amélioration, ni n’arrivent à les surmonter seules.

Pour pallier ces insuffisances, il est important pour les organisations d’avoir accès à des accompagnements spécifiques en vue de leur préparation au financement. C’est dans ce cadre que l’offre de la SIDI, qui combine financement et accompagnement, prend toute sa valeur. A partir du diagnostic d’un chargé d’investissement, la SIDI peut non seulement proposer un financement, mais aussi de l’accompagnement sur mesure en fonction des besoins de l’organisation. La SIDI travaille notamment avec plusieurs facilités dont la Fondation ACTES, le programme SSNUP et la facilité AT du fonds FEFISOL II pour subvenir aux besoins d’accompagnement d’organisations, qu’elles soient des prospects ou déjà partenaires.

Il existe aussi des programmes de préparation à l’investissement qui vont renforcer les fondamentaux tout en soutenant les organisations dans la préparation de leur demande de financement – analyse de marché, création de business plans ou autres documents destinés aux investisseurs. Certains vont aussi faire de la prospection et mettre en lien organisations et financeurs. Ces programmes sont nombreux, souvent financés par des bailleurs et mis en œuvre par des cabinets de conseil. A titre d’exemple citons, les programmes Activ’Invest au Sénégal, Invest Salone en Sierra Leone, ou le cabinet CrossBoundary qui aide des entreprises agroalimentaires dans leur levée de fonds dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne.

Le déséquilibre entre risque et rentabilité du financement de filières agricoles

Une étude menée par Dalberg sur 3 500 prêts accordés à des PME agroalimentaires par des financeurs internationaux révèle que la moitié des prêts entre 250 000 et 500 000 euros ne sont pas rentables.

L’une des principales raisons de ce déséquilibre est le coût du risque, qui est élevé et ne cesse d’augmenter. On observe notamment de plus en plus de tensions sur les productions agricoles du fait de leur exposition croissante aux dérèglements climatiques. Par ailleurs, les organisations agroalimentaires opèrent souvent sur des marchés où l’offre et la demande de produits ne sont pas systématiquement corrélées. Ainsi certaines filières connaissent des crises cycliques qui mettent les opérateurs sous tension et augmentent le risque de défaut.

Ce risque crispe le marché qui se concentre alors sur certains segments bien définis :

  • Organisations avec un profil de risque moins élevé, généralement des organisations plus matures, plus grosses, avec un historique de financement solide et/ou pouvant offrir des garanties
  • Financements de court terme, souvent sous forme de fonds de roulement, au lieu de prêt moyen terme pour le financement d’équipements ou investissements
  • Tickets de financement élevés afin de couvrir les coûts de transaction

En conséquence, le marché reste relativement statique, avec un nombre limité d’organisations déjà connues du secteur et financées, et peu d’ouverture vers de nouveaux partenariats.

Pour un financeur comme la SIDI, dont la mission est d’être additionnel, notamment en intervenant comme premier investisseur  international auprès de certains partenaires, la gestion de ce risque est un enjeu essentiel. Cela se fait à travers plusieurs approches : d’une part, la diversification du portefeuille sur différents secteurs (tels que la microfinance et l’agriculture) ainsi que sur des organisations plus ou moins matures;  d’autre part, le modèle économique de la SIDI lui permet une plus grande prise de risque, du fait de son actionnariat philanthropique et d’accès à certains outils de garantie.

Ces éléments sont essentiels pour « intervenir là où d’autres ne vont pas » et ainsi soutenir des organisations, filières, régions à haut risque. Cela nous donne également la possibilité de financer des organisations particulièrement risquées et/ou de ne pas être rentable sur certaines transactions lorsque cela est justifié par une forte additionnalité et un impact social ou environnemental important. De cette expérience, il ressort la nécessité d’avoir accès à des mécanismes de garantie ou des subventions pour que les financeurs puissent être plus additionnels, avoir plus d’impact et ainsi rendre le secteur plus dynamique.

Des solutions efficaces existent déjà, à commencer par le programme Programme Aceli actif en Afrique de l’Est. Ce programme dédié au financement du secteur agricole offre aux financeurs des subventions pour alléger les coûts de transaction, et des garanties pour réduire le coût du risque. L’intérêt de ce programme réside aussi dans sa capacité à minimiser les distorsions de marché tout en incitant les financeurs à soutenir les entreprises les moins bien desservies :  les aides ne couvrent qu’une partie des coûts, et sont plus importantes pour les entreprises qui n’ont jamais mobilisé de fonds institutionnels ou ayant un impact social ou environnemental plus élevé. C’est le genre d’exemple qui mériterait d’être mieux étudié et répliqué dans d’autres régions tant il a prouvé son efficacité.

Dans un contexte où la vulnérabilité des producteurs et les enjeux de sécurité alimentaire sont de plus en plus pressants, il est crucial d’œuvrer à réduire les barrières au financement des organisations agro-alimentaires dans les pays du Sud. Au-delà de poser quelques pistes de réflexion, cet article se veut une invitation à tous ceux qui souhaitent collaborer et développer des solutions concrètes en faveur d’un secteur plus dynamique, socialement plus juste et écologiquement plus durable.

Johan Thuard, chargé de partenariats Afrique de l’Ouest

 

[1] ISF Advisors, The state of the agri-SME sector – Bridging the finance gap, 2022

[2] ISF Advisors estime que cela concerne 260 millions de ménages – ~1,3 milliard de personnes – considérant l’agriculture familiale comme une partie intégrante de leurs moyens de subsistance en Asie du Sud-Est et en Afrique sub-saharienne

[3] Banking on Climate Finance Chaos, Fossil Fuel Finance Report, 2024